Au-delà des orbites familières des planètes, dans l'immensité froide et silencieuse, le système solaire dissimule une population innombrable. Des milliards de vestiges, témoins de la formation planétaire, composent un véritable "archipel fossile" dont nous commençons à peine à découvrir les premiers objets.
Dans les ténèbres glacées où le Soleil n'est plus qu'une étoile particulièrement brillante, évoluent des mondes énigmatiques : les objets transneptuniens extrêmes (ETNO). Contrairement aux objets classiques de la ceinture de Kuiper, ces corps glacés suivent des orbites très particulières avec un périhélie (point le plus proche du Soleil) toujours très éloigné de Neptune (> 40 UA) et un demi-grand axe extrêmement long (> 150 UA, atteignant parfois plus de 1000 UA). Leurs trajectoires sont souvent très inclinées et excentriques, les distinguant radicalement des planètes et de la plupart des petits corps du système solaire.
Cette configuration singulière les protège des fortes perturbations gravitationnelles des planètes géantes connues. Pour les astronomes, ils ne sont pas de simples cailloux éloignés, mais de véritables vestiges du chaos primordial qui a régné lors de la formation du système solaire. Leurs orbites sont des archives fossiles, préservées par le froid et l'éloignement, qui pourraient contenir les indices d'événements cataclysmiques anciens, comme le passage d'étoiles proches ou la migration des planètes géantes, ou bien révéler la présence d'un perturbateur encore non identifié.
La véritable énigme autour des ETNO est apparue au début du 21e siècle, lorsque des études ont mis en évidence que leurs orbites n'étaient pas distribuées au hasard. Contre toute attente pour des objets censés être isolés, certains paramètres orbitaux, comme l'argument du périhélie, semblaient se regrouper. La probabilité que cet agencement soit le fruit du hasard est extrêmement faible, de l'ordre de quelques dixièmes de pourcent.
N.B. :
L'argument du périhélie \((\omega)\) est un angle qui décrit l'orientation de l'orbite d'un objet dans son propre plan. Plus précisément, il mesure la position du point le plus proche du Soleil (le périhélie) par rapport au point où l'orbite croise le plan de référence du système solaire (le nœud ascendant). Si les orbites d'un groupe d'objets sont orientées au hasard, leurs arguments du périhélie doivent être uniformément répartis entre \(0^\circ\) et \(360^\circ\). Le fait que ceux de certains ETNO se regroupent autour d'une valeur similaire est un signal statistique fort qu'une force externe, comme la gravité d'un corps massif non détecté, les a "verrouillés" dans cette configuration au fil du temps.
C'est cette anomalie statistique qui a conduit les astronomes Konstantin Batygin et Mike Brown (tous deux nés en 1975) à formuler en 2016 une hypothèse audacieuse : l'existence d'une planète géante encore non détectée, située sur une orbite très lointaine et excentrique. Cette Planète Neuf hypothétique, d'une masse estimée entre 5 et 10 fois celle de la Terre, serait la "marionnettiste" invisible dont la gravité, au fil de milliards d'années, aurait sculpté et regroupé les orbites des ETNO que nous observons.
Elle n'est pas une planète "errante" venue de l'extérieur, mais aurait probablement été éjectée vers les confins du système solaire lors de sa jeunesse turbulente, il y a plus de 4 milliards d'années. La chasse à ce fantôme gravitationnel est désormais ouverte. Des télescopes comme Subaru à Hawaï scrutent méthodiquement les régions du ciel où elle pourrait se cacher, mais la tâche est immense : son mouvement apparent est très lent et sa luminosité extrêmement faible.
Si elle existe, la Planète Neuf n'évolue pas sur une orbite circulaire, mais sur une trajectoire très elliptique, signature d'un passé chaotique. Les modèles actuels estiment que son demi-grand axe (distance moyenne) se situerait entre 400 et 800 UA (Neptune → 30 UA). Concrètement, sa distance au Soleil varierait énormément : elle pourrait s'approcher à environ 200-300 UA à son périhélie, avant de s'éloigner jusqu'à plus de 1200 UA à son aphélie.
Pour la Planète Neuf, les modèles publiés par Konstantin Batygin et Mike Brown suggèrent une excentricité comprise entre \( e \approx 0,2 \) et \( e \approx 0,6 \). La valeur la plus couramment citée dans les études récentes se situe autour de \( e \approx 0,5 \) (Neptune → 0,008).
Contrairement aux huit planètes principales dont les orbites sont proches du plan de l'écliptique (inclinaison < 3° pour Neptune), la Planète Neuf serait sur une orbite fortement inclinée, entre 15° et 25°. Cette différence majeure est une "signature dynamique" qui suggère qu'elle n'a pas pu se former à son emplacement actuel. Les astronomes pensent qu'elle aurait été catapultée sur cette orbite inclinée par les interactions gravitationnelles avec les géantes gazeuses, il y a plus de 4 milliards d'années. Cette orbite extrême, couplée à sa faible luminosité présumée, explique la difficulté de sa détection directe.
La découverte d'objets emblématiques comme Sedna (découvert en 2003) a ouvert la voie à l'hypothèse révolutionnaire d'une neuvième planète massive aux confins du système solaire. Avec un périhélie à 76 UA et un aphélie (point le plus éloigné) à environ 900 UA, son orbite est complètement découplée de l'influence de Neptune. Plus récemment, 2012 VP113 ("Biden") et surtout 2015 TG387 ("Le Gobelin"), ont confirmé l'existence de cette population distincte. Chaque nouveau membre découvert, comme le très lointain 2018 AG37 ("FarFarOut"), affine le modèle et contraint les paramètres possibles de la Planète Neuf.
N.B. :
Pour les ETNO, un périhélie supérieur à 40 Unités Astronomiques (UA) garantit qu'ils n'approchent jamais Neptune, évitant ainsi toute perturbation gravitationnelle majeure qui modifierait leur orbite de façon imprévisible.
| Nom de l'objet | Année de découverte | Demi-grand axe (UA) | Périhélie (UA) | Commentaire |
|---|---|---|---|---|
| 90377 Sedna | 2003 | ~ 506 UA | 76 UA | L'objet prototype ; orbite totalement isolée de Neptune. |
| 2012 VP113 ("Biden") | 2012 | ~ 261 UA | 80 UA | Son orbite a contribué à mettre en évidence le regroupement des arguments du périhélie. |
| 2014 FE72 | 2014 | ~ 1550 UA | 36 UA | Orbite immense (aphélie > 3000 UA), potentiellement influencée par les étoiles proches. |
| 2015 TG387 ("Le Gobelin") | 2015 | ~ 1050 UA | 65 UA | Découvert près d'Halloween ; son orbite soutient fortement l'hypothèse Planète Neuf. |
| 2018 VG18 ("Farout") | 2018 | ~ 90 UA (est.) | ~ 42 UA | Détenteur précédent du titre d'objet le plus distant ; couleur rosée caractéristique. |
| 2018 AG37 ("FarFarOut") | 2018 | ~ 101 UA (est.) | ~ 27 UA | Détenteur temporaire du titre d'objet le plus distant observé. |
| 2021 DR15 | 2021 | ~ 700 UA (est.) | ~ 39 UA | Récente découverte confirmant la persistance de la population ETNO. |
Source : Données compilées à partir des archives du Centre des planètes mineures (MPC) et des publications de The Astrophysical Journal.
Si l'hypothèse de la Planète Neuf est la plus médiatique, elle n'est pas la seule sur la table. La communauté scientifique explore d'autres pistes pour expliquer l'agencement énigmatique des orbites des ETNO :
La poursuite de ce fantôme gravitationnel, qu'il soit planétaire ou le résultat d'un autre phénomène, est un défi d'observation et de modélisation qui mobilise les astronomes. Les grands relevés du ciel comme celui du futur observatoire Vera C. Rubin (prévu pour le milieu des années 2020) promettent de révolutionner le domaine des OTNE.